L’arrivée à la gare routière d’Antsirabe est l’une des plus agitée du pays pour les passagers des taxi-brousse. On est immédiatement encerclé par des dizaines de pousse-pousse prêts à se brader tellement ils sont nombreux. Antsirabe ne compte presque aucun taxi, ce qui réduit considérablement les nuisances sonores, visuelles ou odorantes dans cette ville située à plus de 1200 mètres d’altitude. Heureusement, ses marchés et ses thermes, réputés dans tout le pays, pallient à son calme relatif.
Mais il y a également autre chose qui déborde d’énergie dans cette ville paisible et réchauffe le climat frisquet de l’hiver : l’association « Grandir’à » où nous avons vécu deux semaines fortes en émotions.
Il était une fois la grande maison blanche au bout du chemin. Il était une fois une femme et les mômes de la rue, Blanche-Neige et ses 14 nains, Mère-Thérésa et les démunis…
C’est l’histoire de Karine, Tanjona, Tina, Joseph, Fanampy, Rija, Mamy, Naina, Rivo et les autres… Ils étaient dans la rue depuis toujours, ces petits hommes aux gueules cassées, aux yeux durcis, aux pieds cornés, rois de la démerde et princes du petit marché d’Antsirabe. Karine, un jour, pose ses bagages dans cette ville, avec son diplôme d’éducatrice en poche. Elle sait que sa place est ailleurs que dans ces structures françaises, où elle ne se sent pas bien. Elle croise le chemin de cette petite bande de crève-la-faim. Et… de petits billets en plats de riz offerts au quotidien, ils s’attachent. Elle à eux, et eux à elle. Elle loue une petite maison, où ils apprennent à vivre ensemble… Elle nourrit sa petite famille sur ses réserves, mais ça ne peut durer… Le cœur en peine, elle doit les rendre à la rue, pour rentrer en France, chercher une solution financière. Elle rentre quelques mois plus tard à Mada, avec une asso « Grandir’a », qui finance maintenant le fonctionnement de la nouvelle maison, la grande maison blanche au bout du chemin !
Beaucoup de personnes travaillant dans le social ou l’humanitaire ont tenté de dissuader Karine en argumentant qu’il n’y avait plus aucun espoir de changer, à leur âge, des adolescents de la rue violents, peu enclins à l’autorité et aux règles. Mais ne voulant en faire qu’à sa tête, elle s’est lancée corps et âme dans le projet dictée par son cœur. En six mois ces garçons, qui n’arrivaient auparavant à rester dans aucune structure d’accueil - car trop désireux de conserver leurs libertés - ne s’enfuient que rarement de leur nouvelle maison, synonyme de sécurité et de cadre.
Ils ont des tâches ménagères à remplir tous les jours et suivent des cours de lecture et écriture dans une pièce de la maison qui leur sert d’école.
C’est là-bas que nous avons rencontré Karine, les 14 jeunes (âgés de 14 à 20 ans), l’équipe de 3 éducateurs, plutôt cuisiniers qu’éducateurs et une cuisinière hors pair, faisant bien plus que la cuisine lorsqu’elle est en contact avec ces adolescents.
Notre arrivée n’est pas une vraie curiosité pour ces gamins, tant mieux. Ayant été constamment en contact avec les vazahas lorsqu’ils vivaient dans la rue, ils ont appris à les connaître. De plus, cet été, ou plutôt cet hiver devrais-je dire, des groupes d’adolescents venus de France, sponsorisés par les comités d’entreprises, débarquent régulièrement à la maison pour passer une semaine en leur compagnie. Et, à la plus grande joie de nos petits malgaches, ces colonies de vacances sont composés à 80% de filles ! Et en regardant les mots qu’elles ont laissés sur leur cahier d’école et sur le livre d’or de l’association, elles ont passé un moment inoubliable, formateur et sans précédent dans leur vie.
Et comme nous l’avons souvent dit durant ces deux semaines, nous n’avons pas l’attrait d’une jeune fille de 17 ans à qui l’on veut montrer sa plus belle et douce facette ! Au moins, nous aurons eu la « chance » de les voir en entier, franc, direct, sans hypocrisie… et non pas juste sous leur meilleur jour.
Mais notre première aventure, disons plutôt mésaventure, commence dès le premier soir où la chambre dans laquelle nous sommes hébergés pendant quinze jours est infestée de puces de parquet. Et, tout comme avec les moustiques, c’est Milie qui reçoit toutes les faveurs et les petites attentions des insectes ! Moi, jamais, même pas une piqûre. Elle, au contraire, se réveille avec plus de 150 boutons de la nuque à la plante des pieds. Et cela va continuer encore comme cela tout le week-end, le temps de trouver un magasin ouvert qui vende de la cire anti-puce et du DDT, le pire insecticide du monde. Et même après cela, on continue d’en trouver dans les draps. Autant dire que ses nuits sont très courtes à force d’être réveillée par les démangeaisons que provoquent leurs morsures. Nous pouvons même nous enorgueillir d’être passé maître dans l’art d’attraper et d’exterminer ces sales bêtes au bout de cette quinzaine !!
Notre deuxième incident survient le deuxième jour de notre arrivée. Nous organisons un dimanche après-midi de festivité où nous voulons jouer notre spectacle et sortir le parachute pour les enfants du centre, pour leurs amis et ceux du quartier. Et voilà que nous nous rendons compte juste avant de jouer que quelqu’un s’est introduit dans notre chambre et nous a volé notre téléphone portable et notre clé USB. Pour cela, il a dû escalader tout un étage avant de rentrer par la fenêtre. Karine nous avait déjà mis en garde de toujours fermer les volets en quittant notre chambre car des vols avaient déjà eu lieu à la maison. D’ailleurs deux adolescents avaient définitivement été expulsés à cause de cela récemment. Mais nous avons suivi son conseil…un peu trop tard.
Préférant tout de même jouer le spectacle plutôt que les policiers, nous ne comptons pas en rester là sans rien faire. Furieuse et dépitée, Karine prive les enfants du repas du soir qui venait d’être préparé jusqu’à ce que l’auteur se dénonce. Rien n’y fait. Nous les laissons alors avec leur conscience le temps d’aller manger au restaurant et de revenir. En rentrant deux heures plus tard, seuls trois enfants dorment à la maison. Les autres sont sortis au petit marché mener leur propre enquête et retrouver le portable. Dans la nuit, certains garçons de la rue, qui avaient assisté au spectacle, ont été amenés de force par nos garçons car ces derniers avaient de forts soupçons sur eux. Du coup, nous menons toute la matinée des interrogatoires sur ces enfants de 5, 7, 9 et 11 ans ! Cela nous fait mal au cœur mais nous n’avons pas le choix. Cependant, malgré leur tout petit âge, ce sont de parfaits menteurs, et malgré la pression et les menaces, les deux plus grands ne lâchent rien. Pire, ils se mettent à pleurer en nous disant qu’ils sont les têtes de turcs des grands parce qu’ils sont pauvres et petits et qu’ils n’ont pas peur d’aller à la police pour s’expliquer ! Leur attitude et l’expression sur leur visage sont plus que convaincantes…
Seulement voilà, les deux petits, plus malléables, nous assurent avoir vu les deux grands jouer avec le portable dans le jardin avant le spectacle et que le plus grand l’a vendu à un poissonnier du grand marché pour… 20 centimes d’euros !! À ce prix-là, pourquoi voler ? Franchement, nous aurions préféré qu’ils l’aient vendu afin de manger pendant un mois sans devoir voler ou travailler.
Nous voilà donc partis à la recherche de ce fameux poissonnier au grand marché… en vain. Plus d’autre choix que la police. Les petits ne sont pas rassurés de cette ultime option. Solo, le plus vieux des voleurs présumés, marche devant nous, avec une allure assurée, en direction du commissariat. Pas parce qu’il est persuadé que nous n’irons pas au bout de nos paroles mais parce qu’il est certain de résister aux pressions des policiers. Mais il déchante vite.
Dès notre arrivée, nous expliquons notre problème à l’officier supérieur. Ce dernier nous demande alors de déposer une plainte contre les quatre enfants et les éventuelles autres personnes impliquées dans cette affaire. Nous retentons de lui faire comprendre que nous ne désirons pas porter plainte, seulement récupérer le portable. De plus, au grand regret de l’officier, les deux petits étaient des témoins et non des coupables. Il faudrait seulement mettre un peu la pression aux deux plus âgés. Deux policiers mettent alors ces derniers dans un trou situé sous un bureau en leur criant dessus et en faisant passer le talkie-walkie pour des appareils à décharge électrique. Méthode que nous n’apprécions guère mais qui a néanmoins permis de les faire avouer en moins de dix minutes. Ils l’avaient bien pris dans notre chambre et l’avaient vendu non pas à un poissonnier mais à une de leur connaissance, Josh, 13 ans. Quelques minutes plus tard, nous sommes dans la Kangoo verte de la police (seuls véhicules officiels avec les combi Wolkswagen) à sillonner les ruelles que Josh a l’habitude de fréquenter. Nous le trouvons sans aucun mal et le gamin se retrouve immédiatement à l’arrière de la voiture où les policiers l’assènent de gifles violentes, à la limite des coups de poing - qu’il aurait reçus si nous n’avions pas été là. Karine connaît bien Josh, c’est un gamin paumé mais pas mauvais. Cela nous fait mal au cœur d’entendre les flics le taper au commissariat et malgré nos remontrances sur leur façon de mener leur enquête l’officier, que nous n’aimons guère, veut nous rassurer en disant qu’ils ne tapent pas vraiment car ils n’ont pas le droit, c’est seulement de l’intimidation…
Josh avoue très rapidement avoir été là lors de la vente du téléphone mais que les enfants n’ont pas donné le bon nom, sans doute par peur des représailles. Ils l’ont vendu à Dog, 15 ans. L’antipathique officier nous demande alors de lui donner de l’argent pour payer l’essence ! « Vous savez, vous êtes à Madagascar ici, pas en France ! ». Un bon gros baratin pour un petit bakchich. Nous le fusillons du regard en lui faisant comprendre que l’on préfère continuer à pied que donner un seul ariary à une police brutale et corrompue. Ils auraient très bien pu questionner Josh dans la voiture et ainsi retrouver Dog dans la foulée. Ils ont préféré se défouler sur Josh pendant une heure et laisser filer un portable qui passait, pendant ce temps-là, d’une main à une autre et faisait monter les enchères quelque part dans Antsirabe.
Il est vrai que la police en France ne se démènerait jamais autant pour retrouver un téléphone portable, même s’ils pensent avoir mit la main sur un réseau. Mais cette police, qui se veut officiellement « irréprochable » avec ceux qu’elle arrête, est loin d’être une police exemplaire dans ces méthodes et ses réflexions.
Après avoir passé deux heures à marcher dans tout Antsirabé, à rentrer dans les bidonvilles en compagnie de la police, à se faire dévisager au petit marché (repère des malfrats du coin), nous espérons avec Karine que cette histoire n’aura aucune retombée sur nous et sur les enfants du centre. Les nouvelles circulent très rapidement dans cette ville où tous les démunis connaissent Karine.
La police arrive enfin à mettre la main sur Dog et nous rentrons une fois de plus au commissariat. Cette fois, c’est presque un passage à tabac de la part de nombreux policiers présents, aussi bien hommes que femmes. Ils sortent du bureau avec un énorme sourire sur leur visage et un bâton à la main qu’ils donnent chaleureusement au prochain collègue voulant se défouler sur un petit voleur, qui plus est, un gamin de la rue. Nous en avons assez de tout cela, nous voulons que cela se termine le plus vite possible. Mais nous ne disons rien, trop dégoûtés par la tournure que les événements ont pris et trop dégoûtés par nous mêmes d’être incapables d’arrêter ces salops qui ont la loi avec eux et qui, malgré tout, font cela pour nous. Alors nous attendons à côté de nos trois petits voleurs. Nous voulons prendre dans les bras les deux plus jeunes qui sont de plus en plus terrorisés par ce qui se passe autour d’eux, mais nous savons que nous ne devons pas. Si nous sommes là tous ensemble, c’est bien à cause d’eux et ils doivent réaliser à cet instant précis les conséquences de leurs actes.
Un policier vient nous voir. Il nous dit que Dog avait encore le téléphone à midi mais qu’il l’a revendu à Gérard, 17 ans, pour 10000 ariarys, soit 4 euros. Seulement voilà, la police ne peut interpeller un suspect après 19h. Ils débarqueront chez lui à 5 heures du matin. Mais pour créer la surprise, ils incarcèrent Dog pour la nuit. Pas bête les flics. Sauf qu’à côté de cela, ils libèrent Josh, Solo et Feno en les somant d’être au commissariat à 8h00 le lendemain matin !! Pire, les policiers osent nous demander de nous porter garants d’eux pour la nuit - à cause de leur jeune âge – afin qu’ils respectent leur engagement : « Comme vous les connaissez, vous pouvez les faire dormir chez vous par exemple » Pas culottés les flics ! Après leur avoir déjà payé un déjeuner et leur premier tour de bus de leur vie (pour se rendre au grand marché), on va sûrement inviter nos voleurs à venir dormir chez nous !!
Seul Super Officier était contre cette idée. Heureusement, il apprend la nouvelle trop tard. Les gamins ont déjà quitté l’enceinte du commissariat. Sinon, ils auraient eux aussi dormi en cellule - même si, nous devons le reconnaître, cela aurait été la plus logique des choses à faire - afin qu’ils n’aillent pas alerter ce fameux Gérard.
Le lendemain à 8h00 précises, les enfants ne sont pas là et les policiers sont en train d’interroger, avec leur « savoir faire », Gérard. Au bout d’une demie heure de cris, de coups et de rires, les policiers nous font savoir que le téléphone a quitté les mains de Gérard hier soir pour un autre receleur, Fab 17 ans, en échange de 17000 ariarys.
Les policiers tentent alors d’alors chercher ce Fab en ville. Nous pouvons attendre des heures avant qu’il le retrouve et ce temps nous ne l’avons pas aujourd’hui. Cette histoire a retardé les ateliers, l’école et Karine dans son emploi du temps chargé. Nous demandons alors au « sympathique » officier de nous appeler dès qu’ils auraient du nouveau mais il rétorque en disant qu’il n’a plus de crédit sur son téléphone !!
De plus, le grand commissaire de la police d’Antsirabe nous fait comprendre que s’il fallait continuer l’enquête, je devais absolument porter plainte contre tous les gens impliqués dans l’affaire, aussi bien les petits voleurs que les gros receleurs susceptibles d’être interpellés. Et aussi malfrats et notoires que ces derniers pouvaient être, les enfants de 9 ans allaient recevoir la même peine qu’eux. C’est à dire de la prison ferme et pour un bon moment. La police déteste les enfants de la rue et les voleurs. Le seul moyen de changer cette ville ou leur vie, c’est de les écarter de l’ordre public. Nous refusons catégoriquement de signer quoi que ce soit qui détruirait la vie de ces gamins, malgré tout ce qu’ils ont pu nous faire. Le commissaire, énervé par le fait que nous tenons tête à ces arguments stupides et par notre refus de porter plainte, nous dit alors de nous débrouiller tous seuls à présent parce qu’il n’allait plus faire perdre le temps de ses employés à cause de nous. A notre grand soulagement, les policiers retirent les menottes à Gérard, laisse sortir Dog de cellule et averti Solo, Josh et Feno – arrivés en temps avec une heure de retard – que s’ils devaient les recroiser au commissariat pour une affaire similaire, ils seraient encore moins « gentils » avec eux.
Nous sortons avec les cinq nouveaux libérés du commissariat et nous les prenons à part un peu plus loin. Enfin, à part est un très grand mot. Dans un pays où tout le monde se mêle de tout et surtout de ce qu’il ne le regarde pas, nous nous retrouvons vite entourés par une dizaine de personnes. Dès que nous réussissons à en faire partir quelques uns, ce sont deux fois plus qui arrive.
Bref, nous faisons comprendre à ces enfants qu’ils ont eu beaucoup de chance de tomber sur nous et que nous voulons tout de même la monnaie de notre pièce. Ils ont 48 heures pour mettre la main sur ce portable, sinon on hésitera pas cette fois à porter plainte. Si seulement les petits nous avait dit la vérité dès le départ, nous aurions vu Dog ou Gérard avant la vente et personne n’en serait là aujourd’hui. Cet appareil n’est pas d’une grande valeur, mais nous avons tous les numéros importants pour la suite de notre voyage et sans lui personne ne peut nous contacter. Nous ne voulons pas encore bloquer la puce car nous gardons un infime espoir. Les gamins acquiescent en nous remerciant sincèrement de les avoir sorti de là.
Deux jours plus tard, nous nous rendons avec Karine au petit marché, lieu du rendez-vous. Personne. Comme par hasard. Ça s’annonce mal. Le temps est élastique à mada.
Nous nous mettons à leur recherche et rapidement nous apercevons Josh assis sur les escaliers d’un bâtiment avec un chiot dans les mains. Il a l’air serein. Il le devient beaucoup moins à notre arrivée. Nous le sommons de partir à la recherche des autres. Au coin de la rue, nous retrouvons Solo et Feno traînant avec deux amis. Et voilà que les trois partent à la recherche des deux ados tandis que nous les attendrons dans un bar non loin du marché. Ils ont 20 minutes.
Près d’une heure plus tard, ils reviennent seulement avec Dog. Nous apprenons alors que Gérard aurait quitté Antsirabe pour partir dans sa famille à Fianarantsoa, à 280 kms au sud ! Et il aurait emmené avec lui plus de 60000 ariarys, l’équivalent d’un bon mois de salaire malgache, le temps de voir venir jusqu’en septembre et surtout de faire passer beaucoup d’eau sous les ponts. Ainsi, nous ne pouvons porter plainte ni contre lui, ni contre les autres. Info ou intox de la part de parfaits menteurs, nous arrivons au même constat : nous ne reverrons pas ce téléphone et nous ne pouvons rien faire de plus. Il ne nous reste plus qu’à les avertir de ne plus s’approcher du centre à l’avenir et les sermonner sur toute cette histoire en espérant que cette dernière leur fera prendre conscience de la nécessité de gagner de l’argent en travaillant plutôt qu’en volant.
Quelques jours plus tard, je vois Feno en train d’aider cinq adultes à pousser une charrette pleine de fagots de bois dans les rues d’Antsirabe. Est-ce que ce petit, sans doute le plus marqué par son passage au commissariat, avait enfin compris la leçon ? Ou fait-il déjà cela depuis longtemps, comme tous les gamins de la rue qui font des petits boulots, par-ci par-là, pour survivre ?
Difficile à dire. Mais cela me fait vraiment plaisir de le voir là même si ces adultes n’ont pas vraiment besoin de la force physique d’un gamin de 9 ans.
A quelques mètres de là Josh est en train de lézarder devant la gare comme à son habitude. Il y a des choses qui changent et d’autres… pas.
Mais le pire déboire que nous allions connaître restait à venir.
Nous rentrons du restaurant vers minuit et voilà qu’arrive Naina avec Rivo en vélo en même temps que nous. Naina avait reçu l’autorisation exceptionnelle de sortie pour rejoindre sa famille pour le fahamidena ( ?), le retournement des morts. Cette tradition nationale consiste à ouvrir le caveau familial afin de nettoyer les os d’un défunt de la famille - enfant, parents, aïeux – et les remettre dans un linge propre. C’est alors l’occasion de réunir tous les membres de la famille et offrir une énorme fête à tous les invités et au village. Des orchestres de musiques sont même loués afin de mettre l’ambiance pendant les deux jours.
Juillet et août sont les deux mois où les fahamidena sont les plus nombreux à Antsirabe. C’est aussi un bon prétexte pour nos ados de sortir du centre car ils ne peuvent le quitter de toute la semaine, aussi bien la journée que la nuit.
Karine commence à demander à Rivo pourquoi il était sorti et surtout pourquoi ils rentraient ensemble à une heure aussi tardive. Naina, l’un des aînés du groupe, aussi intelligent que nerveux, commence à s’en mêler. Il commence même à parler avec un langage plus que familier en malgache à Karine. Le ton monte entre eux et voilà que Naina balance le vélo tout neuf du premier étage de la maison. Ni une, ni deux. J’interviens alors en lui disant qu’il ne dormira pas là ce soir. Réaction sûrement due aux vestiges mémoriels de mon ancien travail de surveillant dans un centre d’hébergement d’urgence à Lyon. (Bonjour au passage aux ex-futurs collègues)
Naina commence à me répondre violemment et à être bien agressif envers moi. Normal, je ne suis pas un éducateur et de plus je suis le seul homme adulte de la maison. Nos yeux sont à un peu moins de 20 cms. Je peux sentir l’odeur du rhum qui émane de sa bouche qui m’assène d’insultes. Je ne me laisse pas faire. Pire, une petite claque s’échappe de ma main gauche. Et là c’est le drame, tout s’enchaîne.
S’ensuit alors un combat de coq pendant près d’une heure où Naina s’est complètement métamorphosé en une boule de fureur. Je repousse chacun de ses assauts, sans toutefois qu’il ne décoche un seul coup de poing ou pied. Karine tente de nous calmer mais, comme lui, l’alcool ne me calme pas, au contraire. J’ai le poing tendu et je n’aime vraiment pas ça. Je pense aux techniques de gestion des conflits verbaux et physiques que je suis sensé adopté dans ces cas, milie tente de me raisonner, mais rien n’y fait. S’il me touche, je frappe ce gamin de 16 ans. Je ne veux pas mais je sens que j’en serai capable. C’est l’une des rares fois que ces émotions m’habitent et je me déteste de penser ainsi. Il est maintenant persuadé que j’ai insulté sa mère et son état empire. Je me souviens que dans notre engueulade une insulte comme « va te faire foutre » est sortie de ma bouche mais c’est tout. Les autres enfants restent spectateurs de la foire qui se passe sous leurs yeux. Ils réagissent à peine quand Naina fait tomber Karine à terre alors qu’elle tentait de s’interposer. Là, c’est Milie tremblante qui m’arrête, sinon je crois que je lui rentre dedans et c’est exactement ça qu’il cherche. Que je donne le premier coup.
Karine me demande de rentrer discrètement dans la chambre pendant qu’elle détourne son attention, ce que je fais. Elle tente en vain de le calmer mais il ne cesse de répéter en boucle pendant près d’une heure « je suis malgache, il est vazaha, pourquoi il insulte ma maman, où est Luis ? ». Sa mère est atteinte d’une grave maladie dont personne n’est certain de son issue. Et Naina a le cœur rongé par la douleur, la peur, la haine et son impuissance à guérir sa maman. Et voilà qu’il voit en moi le symbole de tout cela, en plus de trouver quelqu’un qui veuille lui mettre un cadre, sans parler de l’effet du rhum sur un enfant de 16 ans.
Enfermés Milie et moi dans la chambre, nous espérons qu’il va se calmer. Karine lui disant que nous sommes partis à l’hôtel. Mais il n’est pas dupe et je pense que les autres ont dû lui dire que nous sommes restés. La solidarité des enfants de la rue. Ils nous aiment bien mais Naina est comme le grand frère de toute la communauté. Lorsqu’il est calme, c’est un garçon très attachant, vif et responsable malgré ses rares sautes d’humeurs. Mais avec une saute d’humeur comme celle-ci, personne ne l’avait jamais vu, ni Karine qui le connaît depuis plusieurs années (et qui est un peu son enfant préféré), ni les autres qui le côtoient depuis bien plus longtemps.
Il se met maintenant à enfoncer la porte de Karine qui ne veut pas lui ouvrir, espérant par là qu’il se lasse de répéter sa seule et unique maxime de la soirée : « je suis malgache, il est vazaha, pourquoi il insulte ma maman, où est Luis ? ». Il trouve, à l’intérieur de la chambre sans verrou désormais, trois bouteilles d’un litre de THB, la bière malgache, que nous avions achetées à l’occasion du fameux dimanche de fête au centre. Karine, terrorisée par son état, n’a le temps que d’en envoyer deux par la fenêtre afin qu’elles se brisent au sol. Mais il arrive à prendre la dernière qu’il boit cul sec. C’est alors la deuxième transformation de Naina de la soirée. Il est 3H00 du matin.
Et maintenant il s’en prend à notre porte. Il la défonce en trois coups de pied. Karine part chercher les enfants qui sont repartis se coucher entre temps au rez-de-chaussée. Mais mauvaise surprise pour lui, je suis toujours décidé à ne pas calmer le jeu, vu son état, c’est trop tard. Il veut ma peau. À sa grande surprise, je le repousse de la chambre avec ma chaise en guise de bouclier. Cet objet est sûrement le meilleur outil de défense qui existe. Personne ne peut s’approcher de vous et l’on peut toujours frapper grâce aux pieds de la chaise. D’ailleurs c’est ce que je fais involontairement en le touchant légèrement à la cuisse. Là, il comprend que je plaisante pas non plus et qu’il ne me touchera pas, à son grand désespoir. Je le repousse jusque dans le hall comme ça. Il tente vainement de m’envoyer son bâton de bois mais je me protège derrière ma chaise. Les autres arrivent dans le salon et il ne faut pas moins de trois personnes, Karine, Milie et Robert le plus costaud de tous, pour immobiliser Naina. Il arrive à libérer une main pour envoyer des pots de fleurs et des vases à l’autre bout la pièce où je me trouve près de ma chaise. Puis il s’agenouille en criant sur le sort de sa maman. Une véritable crise de nerfs sans précédent dans sa vie. Tout le monde se met à le consoler mais aussi à lui faire comprendre que je n’ai pas insulté sa mère, et qu’il risque gros à agir de la sorte.
Ce n’est qu’avec l’arrivée de ses parents à 4h00 du matin, alertés par un des gosses du centre, que Naina retrouve son calme. Ils lui parlent doucement, sans lui crier dessus ou le gronder. Ils ont simplement répété ce que tout le monde tentait de lui dire. Le fait qu’il doit apprendre à maîtriser ses nerfs, qu’il serait dommage de gâcher cette extraordinaire chance de pouvoir avoir un toit, une éducation et à manger – chose qu’eux mêmes ne peuvent lui offrir. Il sait tout cela, tous le savent ici. Seulement parfois ils l’oublient… parce qu’ils s’oublient.
Naina me fait ensuite ses excuses les plus humbles avant de nous prendre, Milie et moi, dans les bras. Cette histoire aura renforcé nos liens avec lui par la suite. Son comportement aura été des plus exemplaires à l’école, dans les tâches de la maison et dans ses relations aux autres.
Fort heureusement, ces petites mésaventures ne représentent pas notre séjour à Antsirabe, qui fut aussi empli de merveilleux moments. Pendant que Luis écumait les commissariats, Milie faisait la maîtresse :
Le seul projet que nous ayons réellement mené à bien dans cette maison avec l’investissement le plus total des garçons fut l’école. Nous n’avions jamais évoqué cette possibilité lors de nos contacts par mails avec Karine. Mais à notre arrivée, elle nous raconte ses aventures avec sa désastreuse équipe encadrante, et notamment avec l’institutrice malgache qu’elle a dû virer en juin. La maîtresse ennuyait terriblement les garçons qui du coup le lui rendaient bien, la guerre était déclarée entre eux, et les apprentissages en déroute… Séduite par le challenge, je lui propose aussitôt de rouvrir l’école pendant les deux semaines où nous serons là, j’assurerai les cours tous les matins tandis que les répétitions du spectacle auront lieu l’après-midi !
Les garçons ont des niveaux très différents et Karine a déjà fait un gros travail d’évaluation qui lui a permis de constituer 3 groupes :
- Le groupe 1, c’est-à-dire Joseph, Alain, Naina, Michel, Robert et Mamy, ont tous déjà été scolarisés à un moment donné par leurs parents. Ils savent lire couramment, mettre du sens dans leur lecture. Avec eux, j’ai plutôt travaillé le vocabulaire, la grammaire, la conjugaison, l’utilisation du dictionnaire. Veillant à la fois à inclure des jeux dans mes cours (des cadavres exquis pour réinvestir les compléments circonstanciels par exemple), et à exiger une certaine rigueur lors de la première séance, je peux dire que la suite s’est assez merveilleusement bien passée. Mes 6 grands élèves étaient d’une application rare (tirant la langue pour soigner leur écriture) et dévoilaient une envie d’apprendre boulimique. Une expérience sans précédent pour moi et des plus formatrices !
- Le groupe 2, composé de Rivo, Tanjona, Rija et Donne, presque alphabétisés car déjà scolarisés, mais pas vraiment lecteurs pour autant. Et enfin le groupe 3, Fanampy, Tina et Bôlô, qui n’ont jamais été scolarisés et qui de plus comptent parmi les plus âgés de la maison (Fanampy et Tina ont 17 ans, plus qu’un an avant leur majorité, un an avant de commencer à travailler, un an pour apprendre à lire !). J’ai proposé les mêmes activités aux groupes 2 et 3, en mettant plus d’aides à la disposition du groupe 3. La première séance était constituée de jeux de lecture autour des prénoms des garçons (mots cachés, lettres mélangées, pendus, etc…), le but étant d’utiliser un lexique qu’ils maîtrisent bien et avec lequel ils ont un lien affectif fort, afin de les sécuriser. Et ça n’a pas mal marché, ils se sont dits « c’est possible ! Je comprends ce qu’on me demande, je peux réussir à l’école » et c’était gagné pour la suite. J’ai ensuite procédé un peu comme pour une classe de CP, mixant la reconnaissance globale des mots par l’étude de textes simples (en veillant toujours à créer des textes qui parlent d’eux et de ce qu’ils font à la maison) et l’apprentissage des syllabes afin de les amener au déchiffrement. Charabia d’instit diront certains, pour traduire ils ont commencé à apprendre à lire. Maintenant, il faudra nécessairement que quelqu’un prenne la suite en septembre !
Le souci de Karine étant de trouver quelqu’un de compétent ce qui n’est pas chose facile. Pour être enseignante en primaire à Madagascar, il suffit d’avoir son BEPC, donc aucune formation pédagogique. Il y a un savoir-faire qui manque cruellement, et encore plus avec des ados de la rue évidemment !
J’ai tenté de laisser un maximum de traces de ce que je faisais, j’ai même tenu un cahier-journal des activités menées (tout comme en France), et surtout des tonnes d’affichage, témoins des savoirs. Si Karine trouve quelqu’un d’un tant soit peu motivé, il lui suffira de continuer ce qui a été amorcé…
Et pendant ce temps-là Luis, lui, a construit un précieux outil pour la classe, un magnifique abécédaire franco-malgache illustré. Aidé de quelques gamins talentueux, il a dessiné pour chaque lettre de l’alphabet, l’image d’un mot français et d’un mot malgache ayant cette initiale ! Un sacré boulot, mais quel bonheur lors de l’affichage de voir cette salle vide et un peu sombre, s’orner d’aides et de couleurs !
Nos après-midi furent un peu moins glorieux… L’objectif que nous nous étions fixé Luis, Karine et moi, était de profiter des 2 semaines pour créer un spectacle avec les 14 garçons, qui serait joué la veille de notre départ. Cette date correspondait avec l’arrivée du groupe 3 de jeunes français, constitué à 75% de demoiselles, ce qui selon nous, constituait un public qui avait tous les atouts pour motiver nos gars !
Que nenni ! Nous n’avons pas réussi réellement à analyser le pourquoi du comment, je ne me l’explique encore pas aujourd’hui… Ce projet était peut-être trop celui des adultes… Mais, alors que ces gamins adorent jongler, qu’ils sont de redoutables acrobates, qu’ils chantent comme des dieux, il a été impossible de répéter. Certains avaient, subitement, à l’heure de la répét, une tâche très importante à réaliser (linge à laver, repas à préparer, seaux à puiser…), d’autres s’enfuyaient préférant traîner au petit marché, d’autres encore (plus honnêtes finalement !) s’allongeaient au soleil refusant de participer. Un désastre ! Nous avons tenu bon 7 après-midi, pagayant seuls à contre-courant, cadrant, obligeant, motivant, … Rien n’y fit. Nous avons lâchement abandonné le projet, quittant de ce fait la maison 3 jours plus tôt que prévu. Un cuisant échec pour nous, mais qui nous laissait le temps (ce qui devient une denrée rare pour nous) de nous consoler en amoureux, et de passer 4 jours dans un lieu paradisiaque pour fêter mon anniversaire…
Voici donc comment nous nous sommes retrouvés à Mahambo, ex petit village de pêcheurs, devenu paisible village touristique. Situé sur la côte est de Madagascar et donc enclin à recevoir les cyclones dès le mois de décembre, ce havre de paix reste l’endroit idéal pour passer 4 jours en amoureux, en hiver ! Nous avons explosé notre budget, craquant totalement, on peut dire que nous nous sommes fait plaisir ! Une vraie mauvaise « novela » sud américaine : nous avons marché main dans la main sur de longues plages désertes, nous avons fait l’amour du matin au soir, nous nous sommes payé un superbe bungalow avec vue sur la mer (attention là, pas version club-med, mais plutôt la grande classe), nous nous sommes délectés de mets délicieux, nous sommes partis à la pêche à la palourde à marée basse, nous nous sommes baignés dans des eaux chaudes et turquoises et nous avons roupillé comme des bébés, éveillés chaque matin par les seuls chants des oiseaux. LE BONHEUR TOTAL !!! Nous avons surnommé ces quatre jours, le week-end farniente-baise-bouffe ! C’était on ne peut plus restructurant, avant la tournée qui commence à Ste-Marie le 15 août et qui finit le 31 octobre, sans un seul petit jour de congé au programme.
ANDARNE ET ABERNE